Homélie du P. Vincent Sénéchal, Vicaire général des Missions étrangères de Paris, pour les funérailles de Mgr Yves Ramousse le 3 mars 2021 en l'église de Lavardac (Lot-et-Garonne)

Messe de sépulture de Mgr Yves Ramousse, mep

Église de Lavardac (47)

Mercredi 3 mars 2021, 15h

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1ère lecture : Apocalypse 21,1-5a.6b-7

Psaume 22 : Le Seigneur est mon berger

Evangile : Luc 24,13-35 (les disciples d’Emmaüs)

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Devant votre cercueil, en ce jour redouté et maintenant arrivé, Mgr Ramousse, cher Yves, je ne peux m’empêcher de penser combien l’homme est un mystère. Les messages nombreux de ceux qui vous ont connu et apprécié ouvrent comme autant de fenêtres sur la personne que vous étiez. Ces messages viennent du Cambodge, de France, d’Indonésie, de Rome, de personnes ou de groupes. Des dépêches ou des articles de journaux ont tenté de vous saisir, souvent à partir d’éléments des grandes étapes de votre vie. Et tous ces éléments sont justes :

  • plus jeune évêque du monde lors de votre nomination en 1963
  • un des derniers Pères conciliaires
  • un des fondateurs d’une Conférence Épiscopale Laos Cambodge
  • nommé deux fois évêque de Phnom Penh par le Saint Siège, puisqu’après votre expulsion du Cambodge par les Khmers Rouge en avril 1975, et la mort de votre successeur Mgr Joseph Chhmar Salas, vous avez été renommé évêque de Phnom Penh en 1992 pour rassembler la communauté survivante et en prendre soin

Mais comment aller au-delà de ces quelques faits qui vous distinguent déjà bien mais qui ne disent pas tout de l’homme que vous étiez ?

 

Bien sûr ce qui va suivre sera subjectif et sélectif, mais j’aimerais essayer de partager, à la lumière de la Parole de Dieu que nous avons entendu et en ayant eu la grâce de vous côtoyer comme coopérant puis comme missionnaire, quelques traits de votre personnalité et de votre vie qui laissent percer un peu votre mystère, la belle âme que vous étiez. J’aimerai le faire en 8 points assez courts :

  • vous étiez un homme profondément humain, un homme « avec »
  • vous étiez un authentique missionnaire
  • vous étiez un homme de la célébration de la foi au cœur de la vie
  • vous avez été un homme de la douleur
  • vous avez été un homme de la résilience
  • vous étiez un homme de la parole et de la réflexion
  • vous étiez un homme du regard et du sourire
  • vous avez été un pasteur doux et humble de cœur

 

Vous étiez un homme profondément humain, un homme « avec », un compagnon

« Voici la demeure de Dieu parmi les hommes ; il demeurera avec eux, et ils seront ses peuples, et lui-même, Dieu avec eux, sera leur Dieu », avons-nous entendu dans la 1ère lecture (Ap 21).

 

Cher Yves, vous étiez un homme « avec », un homme du collectif. Toujours attentif à chacun (on se souvient avec quel soin vous accueilliez les prêtres annuellement à Sihanoukville pour la retraite annuelle en veillant à ce que les repas soient les meilleurs possibles), toujours bienveillant et compréhensif, même si vous étiez aussi exigeant pour tout ce qui touchait au bien commun et à la justice. Je ne vous ai jamais entendu critiquer pour démolir. Au contraire, vous saviez exprimer vos idées et votre point de vue avec paix, force et charité, toujours pour construire. Ce sens du collectif et votre belle humanité ont pacifié beaucoup de conflits et désamorcé des situations qui auraient pu tourner à la division.

 

Merci Yves d’avoir accompagné votre peuple avec humanité, patience et douceur. Merci d’avoir été un homme profondément humain, un homme « avec ».

 

Vous étiez un missionnaire

« Jésus lui-même s’approcha, et il marchait avec eux » - « Ils se levèrent, retournèrent à Jérusalem, et il racontait ce qui s’était passé sur la route, comment le Seigneur s’était fait reconnaitre », avons-nous entendu dans l’évangile (Lc 24).

 

Cher Yves, vous avez quitté votre pays, la Haute-Loire, et votre Sud-Ouest, pour vous embarquer en 1957 vers le Cambodge. En faisant votre premier voyage de Saïgon à Phnom Penh, vous avez été pris d’un vertige, nous avez-vous raconté, en contemplant les populations le long de la route : « Comment pourrais-je leur parler ? M’accueilleront-elles ? » vous demandiez-vous…

 

Et ô combien vous ont-elles accueilli, ces populations ! Et ô combien vous-même les avez-vous rejointes ! Vous avez posé pour elles les paroles et les gestes des sacrements et de la vie en Dieu. Vous les avez soutenu et réconforté par votre enseignement, l’action caritative, en particulier dans la détresse de la guerre et des camps de réfugiés. Vous avez dialogué avec les grands : le roi, les chefs des bonzes, témoignant avec humilité de la vie rayonnante de celui qui abandonne sa vie au Christ.

 

Merci Yves pour votre témoignage. Merci d’avoir été un missionnaire du Seigneur, d’être sorti de vous-même pour aller à la rencontre de ce peuple cambodgien.

 

Vous étiez un homme de la célébration de la foi au cœur de la vie

« Quand il fut à table avec eux, Jésus, ayant pris le pain, prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, le leur donna », avons-nous entendu dans l’évangile (Lc 24).

 

Cher Yves, combien aimiez-vous préparer avec minutie et créativité les grandes fêtes liturgies qui rythment l’année. Pour vous, la liturgie donnait sens à la vie et la vie prenait parfois un tour liturgique. A votre premier retour à Phnom-Penh par exemple, vous étiez inquiet de savoir, après la tragédie, si vous pourriez retrouver des chrétiens. Vous avez arpenté l’artère centrale de la ville, le boulevard Norodom, et finalement quelqu’un s’est manifesté discrètement en marchant derrière vous et en vous fixant rendez-vous dans un restaurant. Nous étions en régime communiste. Vous étiez surveillé. Arrivé au rendez-vous, vous avez eu la joie de retrouver une poignée de survivants. Au cours du dîner, vous les avez chargé de la mission de redémarrer la communauté, de se réunir pour prier. Ce fut votre premier conseil pastoral d’après-guerre ! Et avant de se quitter, vous avez eu cette idée si pleine de sens de prier discrètement avec eux et de leur faire passer votre anneau épiscopal pour qu’ils l’embrassent discrètement, l’un après l’autre, en signe de communion avec vous et l’Église universelle. Quel moment fort !

 

Vous avez vraiment accompagné la résurrection de l’Église du Cambodge par des signes et des paroles forts et signifiants. En l’an 2000 en particulier, l’année du grand jubilé où chaque église locale était invitée à faire mémoire de ses martyrs, vous avez dessiné cette belle croix de Taing Kok, pleine de symboles (le bol cassé en mémoire de la faim, les chaînes et les barreaux en mémoire de la privation de liberté, les rizières en mémoire du travail forcé mais aussi le lotus ouvert en signe de résurrection). Cette croix, vous l’avez fait planter à Taing Kok, le lieu de la mort de votre successeur Mgr Chhmar Salas et vous avez imaginé la liturgie de l’an 2000 en demandant à chaque communauté chrétienne du Cambodge d’apporter de la terre des lieux où des fidèles avaient été martyrisés. Ce moment où, autour de la croix, la terre était déversée, préparée, et du riz nouveau semé, le riz de la résurrection, avec le chant « Si le grain tombé en terre ne meurt » avait été un grand moment pour tous les participants.

 

Merci Yves de votre grande foi. Merci de l’avoir incarné si profondément dans votre vie et celle de votre peuple, de sorte que toutes ces vies deviennent une vivante liturgie d’offrande à la gloire de Dieu.

 

Vous avez été un homme de la douleur

« Il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur : ce qui était en premier s’en est allé », avons-nous entendu dans la 1ère lecture (Ap 21).

 

Cher Yves, ô combien la mort et la souffrance n’ont pas épargné votre parcours et celui du peuple cambodgien. Nul n’est besoin de faire retour sur la période Khmère Rouge. Comme le roi khmer Jayavarman VII qui écrivait que « La souffrance des hommes s’[était] muée chez lui, le roi, en une souffrance de l’âme. Et [que] cette souffrance [était] d’autant plus vive pour un roi que c’est celle du peuple et non son propre tourment. », vous avez-vous-même souffert de la souffrance de votre peuple. En quel état de délabrement physique et moral êtes-vous d’ailleurs arrivé à Bangkok après l’expulsion…

 

Merci Yves d’avoir partagé la souffrance du peuple cambodgien. Vous l’avez offerte avec celui qui s’offre Lui-même. Et vous l’avez traversée. C’est mon point suivant : « Vous avez aussi été un homme de la résilience. »

 

Vous avez été un homme de la résilience

« Ils parlaient entre eux de tout ce qui s’était passé. Quand ils furent à table avec lui, ayant pris du pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent. A l’instant même, ils se levèrent », avons-nous entendu dans l’évangile (Lc 24).

 

Cher Yves, où avez-vous puisé la force, avec vos compagnons Mgr Lesouëf, les Père Venet, Destombes, Ponchaud, Rondineau, Dupraz, Toumloap Sophal, Un Son, Paul Lay, Suong Hangly, Mgr Kike, le Père Ashley, les Sœurs Marie-Jeanne, Agnès, Gilberte, Anne-Marie, Nicole Nivault (de Claire Amitié), les Ming Rumleuk, Pracot, Pracob, Sangkheum et tant d’autres dont je ne peux dire le nom, où avez-vous puisé la force de revenir au Cambodge après la guerre et de vous mettre à rebâtir l’Église avec vos frères et sœurs cambodgiens ? Où avez-vous trouvé la force de rester debout après tout ce qui avait déferlé sur le Cambodge et sa petite Église ? Comme les disciples d’Emmaüs qui se sont levés et ont bravé la nuit grâce à l’énergie de la résurrection et de la Bonne Nouvelle qu’ils venaient de percevoir, vous n’avez jamais plié et vous vous êtes remis à l’ouvrage, sans désespérer.

 

Merci Yves, de n’avoir jamais desespéré et jeté l’éponge. Merci d’avoir fondé votre résilience sur l’espérance de la résurrection et la fraternité missionnaire.

 

Vous étiez un homme de la parole et de la réflexion, un sage

« Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route ? », avons-nous entendu dans l’évangile (Lc 24).

 

Cher Yves, votre parole était toujours mesurée et juste, jamais verbeuse ni emprunte d’éloquence mondaine, mais toujours simple, constructive, bienveillante et profonde. Elle était en phase avec votre regard dont je vais dire un mot dans le point suivant. Vous n’aviez pas peur des silences. Il ne s’agissait jamais de ces silences qui mettent mal à l’aise mais plutôt de ceux qui aident l’interlocuteur à intérioriser, à faire son propre chemin de compréhension et de réflexion.

 

Comme enseignant dans les séminaires à Saïgon, Phnom Penh puis Bièvre, vous avez été un homme de la parole. Comme prêtre puis évêque, vous avez commenté les évangiles, vous vous êtes nourri de la Parole de Dieu, vous l’avez prié avec le bréviaire.

 

Merci Yves, d’avoir fait raisonner en nous la Parole de Vie de votre maître et Seigneur. Merci pour votre sagesse.

 

Vous étiez un homme du regard et du sourire

« Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent », avons-nous entendu dans l’évangile (Lc 24).

 

Cher Yves, accompagnant votre parole, votre interlocuteur était marqué aussi par votre regard et votre sourire. Je n’oublierai jamais votre regard. Saint Jean-Paul II écrivait dans Redemptoris Missio que le missionnaire est un contemplatif en action. Vous saviez voir, Yves. Vous saviez comprendre les situations, percer les sentiments, anticiper ou soulager les situations par une attention délicate.

 

François Ponchaud, un de vos compagnons de mission pendant des décennies, à qui je téléphonais il y a quelques jours et à qui je demandais ce qu’il retiendrait de vous m’a dit, entre autres : « Je retiendrai son sourire ».

 

Merci Yves, d’avoir su voir sans indifférence et avec intelligence les personnes et les situations. Merci aussi d’avoir toujours veillé avec le peuple khmer la fin de nuit, d’avoir été un visionnaire pour l’Église du Cambodge en jetant les bases d’une Église où les Cambodgiens se sentent bien, vraiment communautaire, ouverte à tous, catéchuménale.

 

Tous ces traits décrits plus haut sont autant de raisons qui montrent combien le Saint-Siège a bien fait de vous choisir, Yves, comme pasteur de l’Église au Cambodge. C’est mon dernier point : oui, vous avez été un bon pasteur, un pasteur doux et humble de cœur.

 

Vous avez été un pasteur humble et doux de cœur

« Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien. Je ne crains aucun mal, car tu es avec moi : ton bâton me guide et me rassure », avons-nous entendu dans le psaume (Ps 22).

 

Cher Yves, tout ce qui précède dit combien vous avez été un bon pasteur, doux et humble de cœur.

Merci Yves, de votre témoignage. Merci pour votre vie donnée.

 

Dans le bouddhisme, après les quatre nobles vérités, il y a le chemin octuple de la pratique qui rend meilleur. Ici, les huit points que je viens de souligner vous concernant, cher Yves, sont certes bien différents de ce sentier octuple du bouddhisme. Mais d’une certaine manière, il y a une correspondance entre la paix, la sagesse et la sérénité que vous dégagiez et l’âme khmère bouddhiste. On pourrait dire que vous aviez une âme khmère chrétienne, cher Yves. C’est sans doute cela qui a fait que beaucoup de nos frères et sœurs cambodgiens vous ont tant apprécié et honoré. Vous les emportez avec vous, n’en doutons pas, pour les présenter au Seigneur, et intercéder pour eux comme pour nous qui continuons notre chemin ici-bas. Pour vous maintenant, il n’y a plus ni deuil, ni cri, ni douleur. Réenfanté en Celui qui fait toutes choses nouvelles, vous êtes plus que jamais un maillon précieux qui nous relie à notre Père des Cieux. Comment le dire mieux encore, si ce n’est avec vos propres mots, avec votre propre prière :

 

« Il y a toujours quelque part au monde, un lotus qui fleurit, un enfant qui sourit, un cœur qui s’épanouit. Il y a toujours quelque part deux mains levées pour la prière, deux bras ouverts pour accueillir. Il y a encore des chemins pour la paix, des marches vers la réconciliation. Il y a toujours une chance pour l’amitié, une richesse à partager. Dans cette chaîne invisible qui nous unit par-dessus océans et rivages, à travers murs et frontières, chacun de nous est un maillon précieux. Chacun de nous est tour à tour : celui qui donne et celui qui reçoit ; celui qui réconforte et celui qui est libéré. Tu nous as réenfantés, Seigneur, pour une espérance vivante, ravive le souffle de notre espérance, donne-nous de grandir dans la fraternité ».

Ainsi soit-il.

Mgr Yves Ramousse (1928-2021)

 

Merci Yves.

Vincent Sénéchal, mep

Missionnaire du Cambodge