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Le Figaro | Thierry-Dominique Humbrecht: «Ne cherchons pas à embrigader Dieu»

Par Jean-Marie Guénois

Publié le 12/04/2022

 

ENTRETIEN - Le dominicain ose se lancer dans une question éternelle, redevenue actuelle, sur la possibilité pour l’esprit humain de penser Dieu.

 

Le père Thierry-Dominique Humbrecht, 59 ans, est un dominicain de la Province de Toulouse qui incarne une nouvelle génération de religieux. Bien connue dans le milieu catholique pour ses différents ouvrages et son humour décapant, cette personnalité est aussi un intellectuel de haut rang, docteur en théologie et habilité à diriger des recherches en philosophie. Il vient de publier un imposant ouvrage intitulé Thomas d’Aquin, Dieu et la métaphysique (Éditions Parole et Silence). Cette somme de 1432 pages pourrait paraître d’un autre âge. Elle aborde en réalité une question fondamentale, redevenue actuelle, puisqu’elle touche à la possibilité pour la raison humaine de penser Dieu.

 

LE FIGARO. - Les fêtes de Pâques approchent dans un contexte d’incertitude sur l’avenir: politique avec l’élection présidentielle, géopolitique avec la guerre en Ukraine, sociétale avec les conséquences de la pandémie. Qu’est-ce que la foi chrétienne peut apporter comme espérance dans une société aussi laïcisée que la France ?

Thierry-Dominique HUMBRECHT. - En un sens, rien. Ce n’est pas à Dieu de jouer au médiateur des ratages sociaux ; ni au Casque bleu, des opérations militaires ; ni au médecin tard venu, des maladies. Laissons Dieu regarder, navré, nos bêtises, parce qu’il respecte les libertés. Ne cherchons pas à l’embrigader, il n’a que trop subi les récupérations guerrières. Jésus dit: «Heureux les bâtisseurs de paix: ils seront appelés fils de Dieu.» Dieu donne de la hauteur. «Ne mettez point votre foi dans les princes, un fils de la glaise ne peut sauver» (Psaume 146). La vie politique est importante, tout citoyen y prend part, mais elle ne sauve pas. Il n’y a qu’un Sauveur, c’est le Christ. Les politiques se créent un personnage, puis ils font ce qu’ils peuvent, après on les remplace. Puissent-ils servir le bien commun sans trop se servir eux-mêmes.

 

Pourquoi l’Église de France est-elle embarrassée par la question de l’identité chrétienne de la France - qu’elle ne mentionne plus -, utilisée par certains argumentaires politiques ?

Se tressent en grésillant trois fils électriques dénudés: les particularismes politiques au-delà desquels l’Église se tient; le spectacle embarrassé d’un pays qui fut catholique, mais qui l’a oublié; et, chez les catholiques, le désir parfois hésitant de parler haut et clair.

 

L’instrumentalisation d’une thématique religieuse en politique a toujours existé, mais que révèle, selon vous, ce débat sur l’identité de la France ?

Il révèle la conscience que la foi catholique a contribué à construire la France, sa culture, son goût de la liberté, et même sa manie de secourir le monde entier; et aussi que cette foi est de plus en plus ignorée, faute de transmission, et même, désormais, faute d’une culture historique, littéraire, artistique ou philosophique la plus élémentaire. Des intellectuels de tous bords sonnent l’alarme. À la place se creuse un vide abyssal. Des politiques avouent, en cachette, que les chrétiens demeurent l’un des seuls ciments sociaux encore existants. D’avoir tout dilapidé, les poches des adolescents prodigues sont vides.

 

La question de la foi, dans la société française, semble davantage posée par l’islam que par le catholicisme en déclin: partagez-vous cette analyse ?

La question de la religion se concentre sur l’islam, autant par crainte ou par suivisme que par désir d’accueillir, mais plus pour des questions sociales que religieuses. Ce qui manque à beaucoup, du journaliste au député, c’est une connaissance précise des religions et de leur théologie. Il est comique d’entendre dans la même phrase le mépris (bourgeoisement installé dans les médias) du catholicisme et la projection sur les autres religions de critères catholiques, pour se faire croire qu’avec ces cadres-là la diversité va marcher quand même… En fait, la laïcité est un discours formaté par des chrétiens, pour eux et contre eux. La laïcité convient-elle aux autres? Pas sûr.

 

À quelles conditions voyez-vous l’avenir du catholicisme en France ?

Les prophètes du siècle dernier se sont trompés infailliblement, dans la société autant que dans l’Église. Si, déjà, nous relisions notre passé proche avec lucidité et courage, ce serait beaucoup. Cette lecture construirait l’avenir, sans le prédire, mais en tirant les leçons des erreurs. Peu de sociétés humaines en sont capables, par autoprotection. Le catholicisme en France dépend des catholiques. S’ils vivent, il vivra. Je ne crois pas un instant aux réformes des structures. C’est du vent ou bien la dissimulation d’une volonté de puissance qui n’a rien à voir avec l’Évangile. Tout repose sur les personnes, leur désir de conversion, de sainteté et de rayonnement.

 

Vous appartenez à un ordre religieux, les Dominicains, plutôt intellectuel et expert des relations entre foi et raison, qui est l’une des thématiques de l’ouvrage que vous venez de publier: en quoi cette réflexion est-elle un enjeu actuel ?

La foi n’est pas la rivale de la raison. Loin de l’étouffer, la foi stimule la raison à aller au bout de sa propre recherche de la vérité. Son souci est même de sauver la raison contre son actuelle auto-déconstruction.

 

Un des reproches adressés aux croyants, quelle que soit leur religion, serait leur manque de rationalité. La raison pourra-t-elle jamais justifier les contenus de la foi ?

La raison ne peut pas justifier la foi. Elle ne saurait démontrer ni la Trinité ni le Christ, ni tout ce qui dépend de la libre volonté de Dieu de révéler et de sauver. Cependant, les croyants qui refusent la raison attentent à la religion elle-même. Ils en torpillent les énoncés.

 

Est-il rationnel de penser Dieu ?

Pourquoi non? C’est à l’athéisme de prouver l’inexistence de Dieu. Il n’y est jamais parvenu avec la raison. Sa position est un combat contre Dieu. Thomas d’Aquin, plutôt culotté en ces matières, dit que, «puisque le mal existe, Dieu existe». Non de l’avoir causé, bien sûr, mais parce que, si nous nous scandalisons du mal, c’est en raison de notre sens aigu du bien lésé. Il y a un ordre du bien, et donc un auteur de cet ordre du bien, un Dieu bon.

 

Si raison et foi étaient compatibles, quel serait le juste équilibre ?

Ce que j’ai essayé de démêler chez Thomas d’Aquin est leur zone d’interférences: d’un côté, la raison se hisse jusqu’à l’existence de Dieu à partir des créatures. C’est la métaphysique. De l’autre, la foi enseigne que Dieu est transcendant et qu’il est le créateur des êtres. C’est la théologie. Les mêmes mots servent à la raison et à la foi. Ils s’enrichissent mutuellement, sans conflits, car seul le faux est le contraire du vrai. Toute philosophie comporte une théologie, aujourd’hui comme hier.

 

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