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Cambodge Mag | Chhem Rethy : Le Cambodge a besoin, aussi, de spécialistes et de chercheurs chinois

M. Chhem Rethy
M. Chhem Rethy

Il y a quelques temps la CCI France Cambodge organisait une conférence concernant le rôle des Think Tank dans la mise en place des nouvelles routes de la soie. Parmi les quelques intervenants de qualité de ce événement, Chhem Rethy donne sa vision sur la politique chinoise et l’intégration régionale.

 

Chhem Rethy

M. Chhem Rethy est directeur exécutif du Cambodia Development Resource Institute (CDRI), un groupe de réflexion de premier plan au Cambodge et dans la région de l’ASEAN. Il est médecin, scientifique, historien de la médecine et professeur. Chhem Rethy a une longue expérience de la politique de la santé et de l’enseignement supérieur.

 

Chhem Rethy a enseigné la radiologie dans diverses universités au Canada, à Singapour, au Japon et en Autriche pendant 28 ans. Il a été président du département d’imagerie médicale de la Western University (Canada) avant de rejoindre l’Agence internationale de l’énergie atomique en tant que directeur de la division de la santé humaine (2008-2014). Chhem Rethy est titulaire d’un doctorat en médecine, d’un doctorat en éducation et d’un doctorat en histoire. Il a publié plus de 100 articles scientifiques et 17 manuels sur la radiologie, la philosophie de l’imagerie médicale et les sciences de la radiation, dont deux sur l’accident nucléaire de Fukushima.

 

Intervention de Chhem Rethy :

Rapports historiquement très profonds

”…Au XVIe siècle, l’Empereur de Chine envoie un moine pour étudier la médecine traditionnelle dans la période pré-angkorienne. Dans le concept de la route de la soie, les moines sont les premiers diplomates, et les premiers à avoir emprunté cette route de la soie. L’immigration chinoise au Cambodge a commencé très tôt, au XVIe siècle. Il y a eu une première immigration très importante durant la transition entre la dynastie Ming et celle des Qing. Les chinois ont donc un rôle important.

 

Si vous souhaitez comprendre mieux la communauté chinoise au Cambodge, il faut lire le livre publié en 1967, et toujours d’actualité, de W.E Willmott, “The Chinese in Cambodia”. C’est un ouvrage très intéressant.

 

Implications personnelles

Je suis un Chinois de la quatrième génération. Mon épouse est une Sino-Cambodgienne de la cinquième génération. Ma participation et mon expérience chinoise ont commencé il y a à peu près 15 ans, à travers des expériences professionnelles tout à fait différentes. J’ai été professeur de radiologie au Canada. J’ai contribué, entre 2005 et 2008, à former des radiologues chinois à utiliser l’échographie pour la médecine du sport. c’était en vue de la préparation aux Jeux Olympiques de Beijing.

 

J’ai quitté le milieu universitaire en 2008 pour rejoindre l’Agence internationale de l’énergie atomique à Viennes. Là, j’ai été assistant technique de l’agence au développement de la physique nucléaire dans la médecine en Chine. Mes collaborateurs étaient des membres de l’Académie des sciences médicales militaires, de l’Académie des sciences de Beijing et de l’Académie des sciences de physique appliquée de Shanghai. Et, dernièrement, je suis rentré au Cambodge, après 40 ans passés à l’étranger.

 

Opinions

Investissements chinois

Sur le plan des investissements chinois au Cambodge, nous avons des données du CDC. En 1994, l’investissement était de 17 millions de dollars. En 2017, ce sont 13 milliards de dollars. Le tourisme en reçoit la plus grande partie. Il y a aussi, par exemple, un grand projet d’infrastructures de trois milliards à Koh Kong, qui n’a pas été mentionné. Il y a aussi des investissements dans la construction et bien sûr le textile. Ces ont, à mon avis, des investissements qui vont continuer à augmenter de façon exponentielle.

 

Belt and Road Initiative

L’initiative “Ceinture et Route” (Belt and Road Initiative), bien sûr, est complémentaire. Il y a une logique géostratégique. La Chine est devenue une grande puissance économique. Selon les données statistiques disponibles, elle devrait très bientôt surpasser les États-Unis. Alors, quand on devient riche, comme tout pays, on s’impose pour défendre ses intérêts nationaux. Mais, dans cette région, la Chine tente, à travers ce projet de route de la soie, d’engager une intégration régionale en poussant le système manufacturier chinois dans cette région, et en favorisant beaucoup d’innovations. On parle beaucoup de la Chine comme ayant des produits de mauvaise qualité. Mais la Chine est en train de faire un grand pas en avant, sur le sujet de la qualité.

 

Tentatives précédentes

Ce ”couloir politique” déjà établi à travers les rapports entre le prince Norodom Sihanouk à cette période-là et le premier Ministre Zhou Enlai a maintenu beaucoup de liens politique et de connexions entre la Chine et le Cambodge. La route de la soie moderne qui a été reprise par Xi Jiping n’est pas unique.

 

Hillary Clinton, quand elle était secrétaire d’État, avait proposé une route de la soie, mais avec un agenda différent, elle souhaitait pacifier l’Afghanistan. Donc c’était une idée très régionale. Le Japon a également essayé sa route de la soie. L’Inde, qui est sur la route de la soie, a aussi essayé, mais les tergiversations politiques, les négociations et le peu d’argent n’ont pas fait beaucoup avancer l’Inde dans ce domaine-là. La Russie a aussi sa route de la soie.

 

AIIB

Quand la Chine est montée en puissance, elle a créé la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII). Le Cambodge en est membre fondateur. Les Américains, comme vous savez, ont mis beaucoup de pression sur leurs alliés européens. Cela n’a pas empêché l’Angleterre de rejoindre l’AIIB.

 

Donc, que représente le fond AIIB pour les pays de l’ASEAN ? C’est une alternative à la Banque Mondiale, au FMI et à la Banque asiatique de développement. Ces trois institutions ont été créées à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lors du Bretton Woods. Mais maintenant, le consensus de Washington est contesté par la Chine et, c’est toujours important d’avoir plusieurs banques pour pouvoir négocier les taux d’intérêts les plus avantageux. La Chine est un pays d’innovations. Ces dix dernières années, elle a beaucoup progressé. Je vais en Chine pratiquement dix fois par an, de par mon poste actuel et aussi par intérêt, parce que j’aime beaucoup la science des technologies. Shanghaï et Shenzen sont des centres d’innovation extraordinaires. Et vous avez peut-être intérêt à vraiment découvrir des compagnies comme Alibaba, Huawei et d’autres…

 

Je fais juste une comparaison de l’ampleur de la poussée chinoise en technologies avancées, avec l’espoir que le Cambodge va en bénéficier.

 

Startups

En Chine, il y a huit mille startups. La startup SenseTime par exemple, en deux mois, a levé des fonds à hauteur de 1,3 milliards de dollars. En comparaison, le président Macron a annoncé que la France allait investir approximativement la même somme, 1,5 milliards de dollars, pour la nation française ces cinq prochaines années. Cela vous montre un peu le contexte de compétition avec la Chine. Et c’est intéressant. J’espère que le Cambodge j’espère va pouvoir bénéficier de ses technologies. Allez voir à Shenzen. J’y suis allé récemment, il est impossible d’acheter une banane ou un bout de pain sans payer électroniquement, la technologie est partout.

 

Cambodia Development Resource Institute (CDRI)

Laissez-moi maintenant parler du Cambodia Development Resource Institute (CDRI), pour vous présenter un peu ce que nous faisons. C’est un think tank indépendant avec un bureau composé de quatre étrangers. Un académicien de l’Académie chinoise des Sciences Sociales, l’ancien ambassadeur du Japon au Cambodge, l’ancien secrétaire général adjoint de l’ASEAN, de Thaïlande, et le président d’un think tank, de Corée. Et maintenant, Seet Ai Mee, de Singapour, une ancienne ministre, nous a rejoints. Dirigeant d’une telle entreprise, vous imaginez la pression que j’ai sur moi…

 

J’ai rejoint le CDRI en 2014. Je suis très fier de vous présenter le CDRI. Dans le classement fait par l’université de Pennsylvanie, parmi 4000 think tanks, nous sommes 75èmes au niveau mondial et 35èmes pour l’Asie Pacifique. C’est une grande fierté pour notre institution. Et pour citer une référence, l’Institut d’Études d’Asie du Sud Est (The Institute of Southeast Asian Studies), à Singapour, est 68ème…. Et le fameux think-tank fondée par Zhou Enlai, l’Institut de Shanghai pour les Études internationales (the Shanghai Institute for International Studies), vient après nous.

 

Nous avons 30 chercheurs, tous Cambodgiens. Et 50% sont des femmes. Ils ont étudié pour 60% au Japon, pour 30% en Australie, et pour 10% d’autres pays : États-Unis, Corée, Hollande, Allemagne. Je suis le seul à avoir un diplôme français.

 

Rôle des think-tanks

Maintenant, quel est le rôle des think-tanks ? Nous sommes très engagés aux côtés du gouvernement. Mais quand vous faites de la recherche en politique, si vous n’êtes pas en rapport avec le ministère, la recherche ne sert à rien. Donc l’équilibre est difficile à trouver, entre engagement et indépendance. C’est très difficile mais c’est le seul moyen pour mener une recherche de qualité.

 

Le CDRI est partenaire de l’Académie Chinoise de Sciences Sociales. Le projet de recherche sur le Mékong se fait en coopération avec des chercheurs de Beijing. Nous avons des MOU (Mémorandums d’entente) avec l’Institut d’Études internationales de Shanghai. Et, nous sommes très fiers d’être membres fondateurs du SILKS. C’est un groupe de think-tanks qui a été fondé il y a trois ans, avec des partenaires asiatiques, européens et d’Asie Pacifique. Nous travaillons aussi avec des universités chinoises, en particulier l’Université méridionale des sciences et technologies, à Shenzen.

 

Shenzen, est surnommée la Californie de la Chine. Même les Américains s’y intéressent et ont commencé à investir. Google et d’autres sont venus.

 

Le gouvernement central chinois a réalisé que sans les savants, il n’y aurait pas de politique éclairée. Elle investit donc dans les think-tanks et dans les universités. Malgré la valeur extraordinaire des universités comme Fudan ou Beijing, le gouvernement pense qu’il faut un nouveau type d’universités pour relever les défis technologiques, comme Sustech à Shenzhen.

 

Sustech

Sustech a été fondée il y a six ans par le gouvernement de Shenzhen, dans un environnement où il y a 5 000 entreprises d’iTech, sur 200 hectares, avec trois milliards de dollars de financements. Elle a maintenant 3 000 étudiants. Il y a 15 étudiants cambodgiens qui travaillent là-bas. L’approche de la Chine au sujet des think-tanks consiste à obtenir des évidences scientifiques dans la recherche appliquée.

 

C’est la même approche dans cette université. Elle a l’ambition d’être une université moderne. Dans ce cas-là, il a fallu créer un autre centre pour évaluer scientifiquement cette université. Ce centre s’appelle le Centre international pour l’innovation dans l’enseignement supérieur. Et comme la Chine aime beaucoup avoir de la visibilité avec l’ONU, elle s’est débrouillée pour avoir le support de l’UNESCO qui a adoubé ce centre d’“Unesco Category-II center”. Et une chose intéressante au CDRI est que j’ai été invité à faire partie du comité national des conseillers du centre sur le sujet : “comment mesurer la progression de l’université en Chine ?”.

 

China Studies Center

La dernière nouvelle, avant que je passe à des remarques sur un exemple de think tank en Chine –il y en a des centaines- : nous avons créé, dans notre petite bibliothèque à Toul Kork, et je vous invite à la visiter. C’est un centre qui s’appelle China Studies Center. C’est un centre pour essayer de former les Cambodgiens à connaître un peu la Chine. Lorsqu’on entend parler de la Chine, soit ce sont des réactions émotionnelles hystériques, soit il est dit n’importe quoi, sans savoir. Tout le monde parle de la Chine, mais personne n’a jamais été en Chine et le Cambodge a besoin, aussi, de spécialistes chinois. Le China Studies Center est le premier centre d’étude sur la Chine dans le pays. Pour commencer, nous avons déjà un million de dollars pour la recherche.

 

”Politique savante”

Alors bien sûr, si vous prenez en compte l’aspect académique -et non politique- du leadership chinois, vous avez Xi Jinping qui est un ingénieur en génie chimique. Donc il comprend le process. Le vice-président Wang Qishan, est docteur en Histoire. C’est lui qui a réglé tous les problèmes durant la crise financière. Et aujourd’hui c’est lui qui négocie les relations commerciales entre la Chine et les États-Unis. Un historien a une distance par rapport au présent. Le troisième, Li Keqiang, le Premier ministre, a un doctorat en économie et une licence de droit. Donc imaginez le trio à ce niveau-là. Bien sûr, ils vont demander que les universités, les instituts, les académies, leurs donnent des preuves solides avant de prendre des décisions. C’est universel, les décisions doivent aussi être fondées sur des évidences scientifiques. Sans fondement scientifique solide, je pense qu’il n’y a pas de ”politique savante”.

 

Montée des think tanks en Chine

Avant de finir, je vais juste partager un exemple de cette montée des think tanks en Chine. Voyez comment la Chine a progressé scientifiquement, technologiquement et socialement, quoi que l’on dise. Elle n’a pas opéré dans le vide. Il y a des gens derrière. Il y a des scientifiques de très haute qualité, des techniciens et des businessmen. Les chercheurs et les savants chinois en Chine et formés à l’extérieur, en Occident, surtout aux États-Unis, rentrent chez eux parce que les conditions deviennent très attractives.

 

Conditions attractives

Pour vous donner un exemple, Sustech offre aux scientifiques un salaire qui équivaut à peu près à 80% du salaire qu’ils percevraient aux États-Unis. Donc cela devient assez attrayant pour qu’ils reviennent. Il n’y a rien de tel pour attirer les savants dans leur pays d’origine qu’un gouvernement qui soutient la formation de think-tanks. C’est demandé par les leaders politiques surtout pour soutenir et booster cette révolution digitale. La Chine a donc, ces dernières années, accumulé un capital humain de qualité très important.

 

Collaboration tripartite

Les recherches sur les think-tanks chinois ont démontré qu’il y a une tendance qui mène vers une collaboration tripartite : entre les officiels du gouvernement, les chefs d’entreprises et les universitaires. Je vais vous citer un des think-tanks les plus en vue aujourd’hui en Chine, qui s’appelle le China Center for International Economic Exchanges (CCIEE). C’est un “super think-tank”, comme il est appelé en Chinois. Que se passe-t-il au CCIEE ?

 

Super think tank

Le dirigeant du CCIEE est un ancien vice-Premier ministre. C’est une tendance, les hommes politiques de haut niveau, lorsqu’ils finissent leur carrière au gouvernement,se battent pour rentrer dans les think-tank. Il y amènent ce vécu d’homme politique et éclairent la pratique de la recherche en politique. Les entreprises chinoises privées, maintenant, financent les think-tanks, puisqu’elles veulent influencer les décisions politiques en leur faveur, comme les lobbyistes autour de Washington.

 

Et bien sûr, pendant ce temps-là, les chercheurs sont très contents de pouvoir entrer dans des centres comme cela, où il y a une interaction intensive entre les dirigeants politiques, les chefs d’entreprise et les universitaires.

 

Sur cela, je vais terminer en vous disant que nous avons déjà commencé quelques projets. Pour le projet de Coopération Lancang-Mékong, nous avons commencé à travailler sur la chaîne de valeur dans l’agriculture et sur l’agriculture sous contrat au Cambodge et dans la région du Mékong. Le règlement pour avoir accès à ces fonds chinois de la Coopération Lancang-Mékong, c’est de travailler avec au moins deux autres pays de la région.

 

Nous avons aussi travaillé sur un tout petit projet pour évaluer le rôle des entreprises chinoises dans le développement de la zone économique spéciale de Sihanoukville, et je crois que si nous avons la chance de nous revoir ici à nouveau, j’aurai plus de données.

 

Propos recueillis par Christophe Gargiulo