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Eglises d'Asie | Les investisseurs chinois créent des remous à Sihanoukville

Avec plus de vingt milliards de dollars investis au Cambodge sur près de vingt ans, le gouvernement chinois s’intéresse depuis de nombreuses années au pays dans le cadre de sa stratégie de mondialisation, par le biais des sociétés d’État chinoises (SOE) qui s’installent à Sihanoukville ou à Phnom Penh. Une présence chinoise qui, si elle a contribué à édifier société cambodgienne, est aussi source de nombreuses tensions et d’injustices pour les Khmers. Alors que les investissements chinois au Cambodge doivent se poursuivre avec encore sept milliards de dollars alloués, l’éditorialiste Luke Hunt espère un nouveau virage.

 

L’arrivée au Cambodge d’une foule de développeurs, de financiers, de restaurateurs, de joueurs ou encore d’ouvriers du bâtiment, dans la vague des investissements chinois dans le pays, semble jeter un froid sur la patience des Cambodgiens. Même la presse cambodgienne officielle, toujours docile envers le gouvernement cambodgien, a relevé le problème. Les médias locaux titrent souvent sur le « mauvais comportement des Chinois », en particulier à Sihanoukville, dans le sud du pays, où les sociétés d’État chinoises (SOE) ont beaucoup investi. Les plages et les forêts tropicales y sont façonnées par les affaires et des propriétés s’y installent, inabordables pour la population locale. Des témoignages affirment par ailleurs que des Cambodgiens ne peuvent accéder à leur propre littoral et que certains groupes chinois cherchent les proies faciles pour forcer les propriétaires à vendre leurs maisons.

 

Récemment, un casino chinois a ainsi refusé de payer les gains d’un Cambodgien sous prétexte qu’il était Khmer. De même, un mystérieux incendie a démarré juste après que le propriétaire d’un magasin avait refusé une proposition d’achat. Par ailleurs, quatre Chinois ont été arrêtés après avoir prêté 14 500 dollars à un couple endetté. Leurs victimes ont joué et perdu, avant d’être détenues dans l’appartement d’un casino jusqu’à ce que leurs proches remboursent la somme. De telles affaires sont courantes : de janvier à juin 2018, les ressortissants chinois étaient largement en tête des détenus étrangers selon les statistiques de la police locale, avec 275 arrestations. La montée de la criminalité a provoqué l’indignation des Khmers et forcé le gouvernement à lancer une police spéciale pour remédier au problème, en particulier sur la côte sud.

Mondialisation à la chinoise

La stratégie de mondialisation chinoise, qui soutient les intérêts de la Chine à l’international via les sociétés d’État chinoises, a commencé en 1999. Cette politique s’est affermie en 2001 avec l’admission de la Chine au sein de l’Organisation mondiale du commerce. Elle a continué de prospérer grâce aux « Nouvelles routes de la soie » (Belt and road initiative – BRI), annoncées en 2013. Sur le plan stratégique, le Cambodge a toujours été en ligne de mire. Phnom Penh constituait ainsi, pour le gouvernement chinois, l’occasion d’un site intermédiaire diplomatique, ouvrant l’accès aux voies commerciales et permettant une présence militaire dans le golfe de Thaïlande. Après une guerre de plus de trente ans, le Cambodge avait absolument besoin de ressources et de reconstruction. Sur près de vingt ans, la Chine a donc envoyé plus de vingt milliards de dollars d’aides, de prêts et d’investissements dans le pays, tout en soutenant indéfectiblement le premier ministre Hun Sen, qui avait contrarié les investisseurs occidentaux sur le plan des Droits de l’Homme. Selon les statistiques officielles du gouvernement cambodgien, près de 210 000 Chinois vivent au Cambodge, un chiffre qui a plus que doublé en seulement un an. Parmi eux, 78 000 Chinois vivent à Sihanoukville, dont seulement 20 000 ont un permis de travail. L’arrivée des touristes chinois a également augmenté de 72,6 % par rapport à l’année dernière. Au cours des sept premiers mois de cette année, 1,1 million d’entre eux ont été enregistrés, et ils devraient être près de 2,5 millions d’ici 2020 – pour une population de seulement 15 millions de Cambodgiens. Beaucoup d’entre eux restent dans le pays.

 

Pour mettre les choses en perspective, selon un recensement de 1921, 165 485 ressortissants britanniques vivaient alors dans l’Inde coloniale, pour une population de 251,32 millions d’Indiens. Au Cambodge, ce phénomène a tendance à chasser les touristes et les expatriés occidentaux, au détriment des Khmers qui ont construit leurs affaires autour de leurs besoins. Dans le domaine du tourisme, les agences chinoises sont accusées d’avoir corrompu l’économie à Bali et en Thaïlande en monopolisant les touristes chinois. Le Cambodge fait face à des problèmes similaires dans les domaines du tourisme et du bâtiment, alors que les villes se transforment à vue d’œil. Des gratte-ciel chinois peuvent ainsi être construits au rythme d’un étage par jour. Des ouvriers chinois sont recrutés pour les travaux comme la maçonnerie. La plupart des logements construits sont vides et très coûteux, forçant les agences immobilières à se tourner vers les touristes chinois. Comme le confiait récemment un Khmer, alors que des centaines d’ouvriers en bleu de travail sortaient d’un site de construction après une journée de travail : « Moi aussi, je pourrais faire ce travail. Pourquoi m’en empêchent-ils ? » Pour les autorités cambodgiennes, c’est une situation embarrassante. Les promesses électorales récentes portaient justement sur une plus grande prospérité et sur le libre-échange avec la Chine. En ouvrant le Cambodge à la Chine, Hun Sen a également obtenu le soutien politique de Pékin, qui a naturellement salué le nouveau premier ministre après qu’il a remporté la totalité des 125 sièges du Parlement lors des élections de juillet. Une victoire qui a été rendue possible par l’interdiction du seul parti d’opposition capable de défier le Parti du peuple cambodgien. Mais les bénéfices de cette abondance chinoise ont été minimes, tandis que les inégalités n’ont fait que grandir, creusant le fossé entre d’un côté les classes aisées et les milieux politiques et de l’autre, le reste de la population qui ne peut que subir la situation.

Montée des tensions

Le Cambodge avait déjà vu arriver un flux d’étrangers et de capitaux auparavant. Les Nations Unies, au début des années 1990, ont investi des milliards de dollars dans le cadre du maintien de la paix, sans compter l’arrivée des ONG occidentales qui a suivi peu après. Beaucoup a été fait : déminage, élections démocratiques, amélioration des infrastructures et du système de santé, eau potable et eaux usées… Mais les travailleurs humanitaires occidentaux ont été souvent critiqués pour leurs salaires, leurs grosses voitures et leur comportement, trop souvent considéré comme méprisant envers les Khmers. Puis les Russes sont arrivés, achetant des îles et des propriétés sur la côte dans le cadre de contrats s’apparentant souvent au crime organisé, avant de repartir il y a quatre ans en pleine crise du rouble. Leur départ a laissé de nombreuses opportunités pour les SOE chinoises, qui ont pu racheter des biens immobiliers au rabais. Cette sinisation a créé des problèmes sur d’autres fronts. Comme dans beaucoup d’autres régions, cela fait plusieurs siècles que des Chinois viennent vivre dans le pays. Ils se sont adaptés. Ils ont appris la langue et se sont mariés avec des Cambodgiens, et ils ont beaucoup apporté à la société cambodgienne. Mais avec la montée des tensions, ils craignent d’être accusés des mêmes torts que ceux que l'on reproche aux nouveaux arrivants chinois. Près de sept milliards de dollars ont encore été alloués pour les investissements chinois au Cambodge. Mais les investisseurs de la puissance chinoise, des rues de Sihanoukville aux coulisses du pouvoir de Phnom Penh, devront changer de comportement s’ils veulent être accueillis favorablement.

 

(Avec Ucanews, Phnom Penh)

Par Luke Hunt, journaliste et éditorialiste pour l’agence de presse Ucanews.